Sarah Dido, experte Prévoyance & Santé chez Detralytics, explore un angle encore trop peu mis en lumière : le rôle clé de l’actuariat dans la prévention du mal-être au travail.
À travers son expérience, primée par l’Institut des Actuaires, elle partage une conviction forte : en exploitant mieux les données, les entreprises peuvent anticiper les risques, protéger leurs équipes… et gagner en performance.
Découvrez son interview pour plonger au cœur de ce sujet essentiel.
Quelle est aujourd’hui l’ampleur du problème des risques psychosociaux en entreprise et comment a-t-il évolué depuis la crise sanitaire ?
Le constat est globalement alarmant : sur les 5 dernières années, les risques psychosociaux ont représenté plus d’un quart des arrêts de travail en France, ce qui en fait la principale cause d’absentéisme après les maladies ordinaires. Un autre chiffre marquant : 31% des arrêts de travail sont liés à des problématiques mentales, et parmi eux, 18% ont directement pour origine le travail.
Ces données montrent bien que la santé mentale au travail est un défi central pour les entreprises et les politiques publiques. La crise sanitaire, elle a joué un rôle d’accélérateur : elle a mis en lumière des fragilités préexistantes et elle a exacerbé les pressions, que ce soit par l’isolement, l’incertitude sur le sens du travail, ou la charge de travail accrue.
En quoi l’expertise actuarielle peut-elle apporter des solutions concrètes pour mieux prévenir ces risques liés à la santé mentale au travail ?
Nous disposons d’outils avancés comme l’exploitation de l’open data, qui permet de croiser des sources externes avec les données de compagnies d’assurance et ainsi affiner les analyses et proposer des enseignements plus précis. En intégrant ces données externes, les actuaires peuvent non seulement affiner leur compréhension des dynamiques à l’œuvre, mais aussi proposer des modèles prédictifs plus performants, mieux adaptés aux réalités du terrain.
Quels sont les outils et indicateurs que les actuaires pourraient utiliser pour mieux mesurer et anticiper ces risques ?
Nous venons d’évoquer l’exploitation de l’open data comme une opportunité majeure pour enrichir les données internes. Mais en parallèle, les entreprises et les organismes disposent aussi de leurs propres bases de données internes, comme la DSN, qui sont de précieuses sources d’information. En combinant ces différentes données, il est possible de construire plusieurs indicateurs clés permettant le pilotage des risques psychosociaux :
- Par exemple, il est possible de construire un indicateur de rentabilité d’une stratégie de prévention : celui-ci permettrait d’évaluer l’impact financier d’un dispositif préventif sur les provisions des assureurs.
- En allant plus loin, il serait même possible d’estimer le gain généré par un dispositif de prévention en fonction des montants de prestations prévus par les contrats de prévoyance.
- Un autre outil essentiel serait le score de bien-être au travail, qui permet de détecter le facteur de risque sur lequel il peut être intéressant de mettre en place une action de prévention et de suivre l’évolution des conditions de travail après sa mise en place pour en mesurer l’efficacité.
- Les indicateurs d’alerte paraissent aussi essentiels : en définissant en avance certains seuils critiques sur divers facteurs de risque, les indicateurs d’alerte peuvent permettre d’intervenir plus rapidement avant que les risques ne se traduisent par des dégradations de la santé des collaborateurs ou des arrêts prolongés. Ce type de signal pourrait être particulièrement utile pour aider les employeurs à ajuster leurs politiques de prévention en temps réel.
Quelles sont les meilleures pratiques en matière de prévention des risques psychosociaux aujourd’hui ?
L’aide au retour à l’emploi reste aujourd’hui le dispositif le plus efficace, permettant de soutenir les salariés après une absence prolongée et d’éviter des ruptures professionnelles aux conséquences lourdes.
Cependant, il semble que nous ayons progressé sur la question de la prévention primaire, en grande partie grâce à une meilleure exploitation des données DSN par les courtiers, les assureurs et les cabinets de conseil.
Enfin, un autre aspect qui a connu une véritable avancée est l’écoute et l’accompagnement psychologique. Le taux d’équipement en dispositifs de soutien psychologique a augmenté dans les entreprises, permettant aux salariés d’accéder plus facilement à des ressources pour mieux gérer le stress et les tensions liées au travail.
Quels sont les freins à une meilleure prise en compte des risques psychosociaux ?
Plusieurs blocages existent : manque de prise de conscience, difficultés à exploiter certaines données et enjeux financiers liés à la prévention.
Toutefois, le principal frein à une meilleure prise en compte des risques psychosociaux, et à un investissement dans des dispositifs de prévention pour neutraliser leurs impacts, reste la perception du problème.
Le véritable enjeu est la conscientisation de la problématique. Les troubles psychosociaux demeurent encore largement tabous dans certaines entreprises, où l’on hésite à les aborder ouvertement de peur d’entamer l’image de l’organisation ou de créer une dynamique inconfortable avec les salariés. Or, tant que ces résistances persistent, la prévention ne peut pas pleinement jouer son rôle.
Comment imaginez-vous l’évolution du rôle des actuaires dans la prévention des risques psychosociaux dans les prochaines années ?
À terme, il s’agit de faire évoluer les mentalités pour que la prévention des risques psychosociaux ne soit plus perçue comme une contrainte ou un simple coût, mais comme un levier incontournable pour la santé des salariés et la performance des entreprises.
Si cette évolution se concrétise, les actuaires pourraient devenir des acteurs centraux dans l’aide à la décision, en offrant aux entreprises et aux institutions des outils adaptés pour passer d’une gestion curative à une approche prédictive et proactive.